mardi 8 juin 2010

Défrisage: le rejet du cheveu crépu par les femmes noires - défrisage - Marie Claire







Défrisage: le rejet du cheveu crépu par les femmes noires

Un café parisien près de la gare du Nord. ­Cilia, une belle jeune femme de 29 ans d'origine gabonaise, a les cheveux mi-longs, auburn et raides, des extensions cousues sur des ­tresses hyperserrées autour de son crâne. Elle consacre une heure par jour et 200 € par mois en soins, coiffeur, extensions et défrisage :

«  Quand j'étais ­petite, je ne rêvais que de cheveux lisses, comme mes poupées. Au Gabon, où j'ai passé mon enfance, 90 % des femmes étaient défrisées. J'ai commencé à le faire vers 13 ans. Il m'est arrivé de perdre complètement mes cheveux à la suite de séances de défrisage-décoloration-coloration. Si je reste sans me défriser, mes cheveux cassent à la limite entre le crépu et le raide. ça fait une chevelure pleine de trous. Je dors avec un filet sur la tête et je fuis l'humidité. C'est pas facile... »



Cilia vient d'ouvrir une boutique en ligne d'accessoires et de perruques (www.bioutiif.com). Par la vitrine du café, on observe les filles blacks et métissées qui se pressent vers la gare du Nord. ­L'immense majorité a le cheveu dénaturé, lissé, englué de gel, ­caché sous des perruques, ou orné d'extensions. Pas ou peu de cheveux naturels, sauf chez des dames d'âge mûr, qui ont ­réglé « le problème » en se tondant à deux centimètres du cuir chevelu. Ces lissages et perruques ne relèvent pas d'une mode passagère, mais bel et bien d'une attitude collective de rejet et de méconnaissance du cheveu crépu.




Oublié le black power des années 70, où la coiffure afro était un signe de fierté identitaire et de radicalité politique. Oubliée l'icône Angela Davis, avec son auréole mousseuse. Oublié Malcolm X, qui, après s'être raidi les cheveux à la soude caustique, conjurait les Afro-Américains de s'aimer enfin. Aujourd'hui, alors que les sociétés occidentales se métissent et que les discriminations raciales sont moins criantes, le cheveu crépu a toujours mauvaise presse. Il n'existe qu'une seule photo publique de Michelle Obama avec des cheveux naturels, le jour de sa remise de diplôme à Harvard. Depuis, la première dame arbore toujours des coiffures lissées. Pendant la campagne électorale de 2008, alors que la droite américaine accusait Obama d'être un extrémiste, « The New Yorker » avait publié en couverture une caricature de Michelle et Barack portant kalachnikov et... abondantes chevelures crépues. En 2007, Angelina ­Jolie s'est fait agonir par la presse people américaine le jour où un photographe a surpris sa fille adoptée Zahara avec des cheveux crépus et simplement noués en queue-de-cheval. Les chroniqueurs ont accusé ­Angelina de ne pas savoir s'occuper de sa fille et de prendre le risque, en ne domestiquant pas sa chevelure, de « lui donner une mauvaise image d'elle-même ».

Défrisage: 'Les cheveux crépus, c'est galère. C'est incoiffable'

Aux Etats-Unis, c'est le documentaire « Good Hair »*, coécrit par le comique afro-­américain Chris Rock, qui, fin 2009, a remis sur le ­devant de la scène les rapports douloureux et passionnels qu'entretiennent les femmes noires avec leurs cheveux. Chris Rock a eu l'idée du film le jour où sa fille est rentrée de l'école en lui demandant : « Papa, pourquoi je n'ai pas de 'bons cheveux' ? » Lors de ses recherches, il découvre que plus de 90 % des Afro-­américaines dépensent 9 milliards de dollars par an, soit sept fois plus que les femmes blanches, pour se défriser, se faire coudre des extensions ou porter des perruques.



Les vedettes de talk-show Oprah Winfrey et Tyra, toutes deux noires et défrisées, s'emparent de la question. Sur le plateau du « Tyra Show », les téléspectateurs découvrent une petite fille noire qui étreint en pleurant une poupée Hannah Montana aux cheveux de nylon jaunes et raides : « On se moque de moi à l'école parce que j'ai les cheveux crépus. On me dit que c'est moche et que ça fait pauvre... Les cheveux afros, c'est affreux ! Je veux être comme ma poupée ! » Les autres ­invitées enchaînent. Taheedah, la trentaine, raconte qu'elle se défrise depuis ses 12 ans parce que «  les cheveux lisses sont plus acceptables pour trouver du travail et un fiancé ». Elle explique que 80 % de son budget passe en soins pour cheveux et qu'elle rêve du « white girl flow », d'une chevelure souple qui bouge quand elle secoue la tête, comme dans les pubs pour shampooings. Une autre avoue qu'elle applique des défrisants chimiques sur sa fille de 3 ans, au risque de lui brûler le crâne et de la rendre chauve : « Vous comprenez, les cheveux crépus, c'est galère. C'est incoiffable. » Une troisième déclare qu'elle ne fera un enfant qu'avec un Blanc ou un Indien pour accroître ses chances d'avoir un bébé doté de « good hair ».


Défrisage: le cheveu crépu est le symbole de la souffrance et de l'asservissement

Pour la sociologue antillaise Juliette Sméralda*, le rejet du cheveu afro s'enracine dans l'histoire de la colonisation et de l'esclavage : « Des centaines de milliers de Noirs sont arrachés à leurs cultures et privés du peigne africain. En bois, souvent sculpté, avec de longues dents espacées, il est indispensable au coiffage des cheveux crépus. Dans les plantations américaines, l'esclave n'a plus le temps de s'oc­cuper de lui. Sans soins, les cheveux s'emmêlent, se remplissent d'humidité et de parasites. On doit les cacher. Ils deviennent stigmates. Les esclaves domestiques, qui passent de longues heures à shampooiner, peigner et coiffer les cheve­lures des maîtres blancs, vont jouer un rôle primordial dans la détestation du cheveu crépu. Elles intériorisent les critères de la beauté des femmes blanches dont elles partagent l'intimité, dénigrent leur cheveu crépu, symbole de souffrances et d'asservissement. Lorsqu'elles ont des enfants, elles espèrent qu'ils ne seront ni trop noirs, ni trop crépus. Elles savent que moins l'enfant aura l'air négroïde, plus il aura de chance de survivre. Ce sont elles qui vont mettre au point les premières tech­niques de défrisage. Même si les jeunes femmes d'aujourd'hui pensent être libres de leurs choix esthétiques, j'ai la conviction que l'usage généralisé du défrisage et des perruques prend sa source dans ce passé tragique. »



Lorsqu'on expose à Cilia les théories de Juliette Sméralda, elle fait la moue. « Non, je ne cherche pas à ressembler à une ­femme blanche. D'ailleurs, je ne me blanchis pas la peau... » Sur Internet, le débat identitaire fait rage. « C'est pas parce que je me défrise que je suis une traître ! C'est ma liberté.  » « Marre des négresses blondes défrisées avec des lentilles bleues. Elles veulent être blanches ! » « Moi le jour où je décroche un CDI, j'arrête de me défriser ! »


Dans son appartement, Zala, de mère française et de père congolais, œuvre pour réconcilier les femmes noires avec leurs cheveux. « J'ai eu un parcours classique : défrisage, utilisation de tonnes de produits plus ou moins toxiques. Un jour, devant mes cheveux foutus et qui ne ressemblaient plus à rien, j'ai décidé d'arrêter et de trouver des solutions. »



*Auteure de 'Peau noire, cheveu crépu: histoire d'une aliénation' éd. Jasor, et 'Du cheveu défrisé au cheveu crépu: de la désidentification à la revendication'.


Défrisage: les mentalités commencent juste à évoluer

Ecologiste et consommatrice avisée, Zala se met à éplucher les étiquettes des baumes, gels et masques dont elle se tartine la tête. Elle découvre que presque tous ces produits sont composés de dérivés pétroliers, que les substances ­naturelles vantées sur les emballages n'en représentent en réalité qu'un infime pourcentage. « Ca a été une illumination. J'ai compris que j'étais une mouette mazoutée. Que pour être entendue, l'argument écologique était plus ­efficace que la revendication identitaire. »



Avec des ingrédients choisis, Zala conçoit un mélange dépolluant et quelques baumes souverains. Pas à pas, grâce à son site Internet * et aux ateliers qu'elle organise chez elle, elle tord le cou aux clichés négatifs qui s'accrochent aux cheveux crépus et très frisés. Elle prouve qu'ils peuvent pousser et être faciles à coiffer sans dépenser des fortunes. « Mon but, c'est de rendre les femmes autonomes. Celles que je vois ne se sont jamais coiffées elles-mêmes. Petites, elles ont été traumatisées par des séances de tressage effectuées par leur mère ou leurs tantes. On leur tirait tellement les cheveux que ça leur donnait des migraines, qu'elles avaient le cuir chevelu paralysé. Ados, elles sont passées directement au défrisage ou à la perruque. Moi je ne veux plus d'un monde rempli de pleurs de petites filles à qui on fait croire qu'être belle c'est porter une perruque ! »




Ce jour-là, chez Zala, une dizaine de « mouettes », comme elle les appelle, viennent apprendre à se réapproprier leurs cheveux. Emilie raconte qu'elle a opté pour le « big chop », la grande coupe. « J'en avais marre de passer plus d'une heure par jour à me lisser avec un fer brûlant. Je perdais mes ­cheveux. J'ai prévenu mes collègues, et un jour, je me suis pointée avec une afro très courte. Tout le monde m'a fait des compliments. »


Celles qui ont opté pour le « big chop » en parlent comme d'une véritable épreuve initiatique, une désintoxi­cation. « C'est très dur d'arrêter le défrisage, explique Gina. On tient un mois ou deux, et on a peur de retomber. Ca fonctionne comme une drogue.  » Aux Etats-Unis, les produits défrisants sont d'ailleurs surnommés les « cream crack » !



Zala regrette qu'il n'existe pas de modèles positifs et glamours de femmes noires aux cheveux naturels. « Les chanteuses, ­actrices et femmes politiques sont toutes défrisées. Tout le monde sait que Beyoncé porte des perruques ! »


L'une des rares personnalités publiques non défrisées, Vanessa Dolmen, présente le tirage du Loto sur France 3 : « J'ai choisi de revenir au naturel quand j'ai été enceinte de ma fille. Comment allait-elle accepter ses cheveux si je n'acceptais pas les miens ! Ce sont les coiffeurs qui vous poussent à vous défriser. Plusieurs fois, je me suis retrouvée avec des coiffeuses de plateau qui n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire avec mes cheveux. Il y a un manque dramatique de référents pour les femmes à la chevelure naturelle. A ma petite mesure, je pense que j'ai un rôle à jouer. Parfois, dans le métro, je croise des jeunes filles frisées avec lesquelles j'échange des regards de connivence. Les choses sont en train d'évoluer... »





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